1990 – Devoir de mémoire: La population libanaise témoigne (Chapitre 1)
Posted by jeunempl sur avril 10, 2009
(Livre Blanc du Conflit Armée Libanaise – Forces Libanaises)
Ce texte entre dans le cadre plus large de la publication du Livre Blanc, regroupant les témoignages de la population lors de la guerre civile libanaise en 1990. Vous pouvez suivre l’intégralité de ce document sur cette page:
1990 – Devoir de mémoire: La population libanaise témoigne
– Parce que les politiques ont voulu effacer de notre mémoire, à travers une loi d’amnistie, toutes les exactions qu’ils ont commises durant la guerre civile,
– Parce que les médias n’assurent pas leur rôle de conscientisation de la population,
Le Livre Blanc reste encore aujourd’hui une référence pour rappeler à la population, de tous ages, les malheurs que peuvent engendrer tout conflit opposant un Libanais à son propre frère libanais. En attendant que l’état assure un jour pleinement ce rôle de mémoire au niveau de ses institutions, nous vous publions en plusieurs parties le Livre Blanc, rédigé à la fin de la guerre civile par de jeunes étudiants français, extérieurs au conflit, venus au Liban dans le seul but de comprendre. Pour cela, ils partent à la rencontre de la population témoin des exactions de la milice des Forces Libanaises dans le conflit l’opposant à l’Armée Libanaise.
Chapitre 1 : Privations et vexations
Tout conflit engendre des privations : les gens sont terrés chez eux et manquent de tout. Les derniers événements dans la Région Libre n’y ont pas échappé. Combien sont-ils, à avoir passé 22 jours dans des escaliers avec pour seuls vivres un peu de pain sec et du fromage ? Combien sont restés sans eau, sans électricité, sans gaz, sans essence ou sans nourriture, faisant du pain sur un feu de bois chez eux, s’éclairant aux bougies, recueillant l’eau de pluie et la faisant bouillir pour qu’elle soit potable, protégés du froid par un dérisoire nylon remplaçant les vitres brisées. Et l’angoisse ! Les membres d’une même famille ne pouvaient plus se joindre par téléphone, et toutes les routes étaient bloquées.
Mais lorsque ces privations semblent volontaires et s’accompagnent de vexations, on se pose des questions.
Aussi les Libanais s’interrogent-ils : pourquoi dès les premiers jours du conflit, la centrale de Zouk contrôlée par les Forces Libanaises s’est-elle arrêtée de fonctionner, privant d’électricité Jounieh et ses alentours, le Kesrouan, le Metn, et Beyrouth?
Cette centrale qui n’avait été touchée par aucun obus avait des réserves de fuel en quantité suffisante. Les miliciens se seraient même servis d’une partie des réserves (8 millions de litres selon un ancien journaliste de la L.B.C., télévision des Forces Libanaises) pour les générateurs de leurs casernes. En quoi le fait de priver la population d’électricité sert-il des objectifs militaires ? Si l’on conçoit à la rigueur que les lignes téléphoniques entre les régions aient été coupées (pour ne pas faciliter la tâche aux espions), on ne comprend pas les raisons du sectionnement des câbles électriques. De surcroît, partout des témoins oculaires nous ont assurés que des miliciens détruisaient volontairement les générateurs. D’ailleurs vers le 20 mars la centrale a recommencé à produire de l’électricité lorsque les Forces Libanaises ont changé de tactique à l’égard de la population.
Les témoignages sont concordants. Il s’agit semble-t-il de rendre le Général Aoun impopulaire en le tenant pour responsable de la pénurie. « Si vous n’avez pas d’eau, allez voir votre Général ». « Si vous voulez du pain, montez donc à Baabda ». Combien de fois les mères qui allaient aux provisions ont-elles entendu cette phrase de la bouche des miliciens qui se servaient devant elles sans se gêner. La population était bien punie d’avoir préféré le Général Aoun à Samir Geagea.
L’eau
L’eau manquait car la centrale de Zouk n’alimentait plus en électricité la station d’eau de Dbayeh – reprise par l’Armée aux Forces Libanaises – station de purification et de pompage qui dessert le Metn Nord, une partie du Metn Sud, et toute la côte, de Jounieh à Beyrouth. Selon des sources proches de l’Armée, les miliciens en quittant Dbayeh auraient volontairement détruit les machines. Le visionnage des films et les réparations actuelles ne nous permettent pas de déterminer si les destructions étaient dues aux combats ou si elles étaient intentionnelles. Mais nous sommes certains que les miliciens ont utilisé cette pénurie d’eau, de pain, de produits de première nécessité pour brimer la population, les témoignages abondent dans ce sens. Les miliciens s’installaient auprès des points d’eau – par exemple les hôpitaux – et décidaient de façon arbitraire de permettre à tel ou tel de remplir son bidon. « Toi tu es monté à Baabda, tu n’as qu’à aller demander de l’eau à ton Général », était leur seule explication pour priver d’eau toute une famille.
Quelques exemples :
Quand les Forces Libanaises contrôlaient encore Ain-el-Remaneh, Joseph est allé rapporter de l’eau, à pied, dans un hôpital éloigné de quelques kilomètres de son appartement. A son retour juste au bas de son immeuble, un milicien le dépossède de ces bidons qu’il avait eu tant de mal à porter jusque là.
A Gemmayzé (quartier d’Achrafieh) tout le monde allait prendre de l’eau à l’hôpital Haddad mais le jour où un milicien originaire de Bcharré (la région de Samir Geagea) a été tué au combat, les Forces Libanaises, en guise de représailles, ont empêché les habitants de se servir en eau pendant 24 h.
Toujours à Achrafieh, en plein quartier tenu par les Forces Libanaises, l’eau manquait cruellement. Un klaxon retentit sur l’air de reconnaissance des partisans du Général Aoun. Étonnés, les gens sont descendus pour voir. En réalité, il s’agissait de miliciens qui faisaient couler sur la chaussée l’eau d’un camion-citerne en disant « Si vous voulez de l’eau, vous n’avez qu’à monter chez le Général ».
Le pain
Dès les premiers combats, les boulangeries ont été placées sous la surveillance de miliciens armés. Les familles de ceux-ci étaient prioritaires, les autres devaient attendre des heures au risque de ne pas être servis. Comme pour l’eau le message est clair : « C’est parce que vous soutenez Aoun que vous manquez de tout, si vous étiez avec nous, vous auriez à manger ».
Les quelques exemples que nous avons choisis se sont répétés des milliers de fois partout où se trouvaient les Forces Libanaises.
Ainsi à Jounieh, une école devait nourrir 142 enfants de 5 à 12 ans bloqués sur place car leurs parents n’avaient pas encore pu venir les chercher. Un responsable de l’école qui devait se rendre à la boulangerie se heurta au refus d’un milicien : « Vos élèves sont allés à Baadba, que Aoun ou Dieu vous donne du pain ».
A Dbayé, une dame d’un âge respectable raconte : « Il fallait faire la queue sous les bombes pour se procurer du pain. Les miliciens en uniforme passaient devant tout le monde, et finalement ils ne nous laissaient rien. Ils nous ont dit d’aller chercher notre pain à Baabda. Nous avons dû dormir sans manger. Le lendemain, on a vu dans la rue des morceaux de pain remplis de merde. Ils s’en étaient servis pour s’essuyer alors qu’on mourrait de faim ».
A Ain-el-Remaneh, un boulanger témoigne : « Les premiers jours les miliciens payaient le pain, mais après ils l’ont réquisitionné. Et le jour où l’Armée les a chassés de leur position, ils ont tout saccagé en partant: farine, levure et four».
A Achrafieh, dans le quartier de Gemmayzé, une jeune fille de 25 ans raconte : « On a vécu une semaine sans pain et le 5 février, un camion des Forces Libanaises rempli de pain a fait le tour des rues en klaxonnant. On leur a demandé du pain et ils nous ont répondu que ce n’était pas pour nous mais pour les familles des miliciens et que nous n’avions qu’à monter voir le Général si on en voulait ».
Cette même jeune fille nous affirme que sa grand-mère qui suppliait un milicien pour avoir un peu de pain a été jetée par terre : « Tu n’as qu’à aller voir Aoun », fut la réponse.
Les enfants ne sont pas épargnés :
A Achrafieh, du côté de Sioufi, une queue s’allonge devant une boulangerie. Un milicien s’approche d’un enfant qui attend son tour et prend un ton mielleux :
– Dans quelle école es-tu ?
L’enfant répond.
– Alors, poursuit le milicien en souriant, tu es monté à Baabda voir le Général ?
– Oui, répond l’enfant tout content.
Le milicien le prend par le bras et l’oblige à quitter la queue :
– Alors va chez ton Général chercher du pain.
Les miliciens ne respectent même pas les cheveux blancs :
A Amchit, vers le 15 février, une vieille femme cherche du pain et en voit tout un stock dans un camion des F.L. Alors qu’elle se sert, un milicien s’approche d’elle :
– Ce n’est pas pour toi, la rabroue-t-il sèchement.
– J’ai des enfants à nourrir, réplique la vieille femme, ça ne va pas vous manquer. Vous avez assez de pain comme ça.
Le milicien la laisse partir et quand elle a le dos tourné, il tire sur elle et l’atteint à la main.
Innombrables sont les récits dénotant la vénalité de certains miliciens.
Ainsi à Achrafieh :
Les premières semaines, les miliciens utilisaient des voitures confisquées aux pompiers pour transporter de l’eau puisée gratuitement dans les citernes et la vendre aux gens. Dès lors, que pouvaient faire les pompiers en cas d’incendie si fréquents pendant les combats ?
Devant le supermarché, « le Charcutier », deux voitures vendent des caisses d’eau (12 bouteilles d’un litre et demi pour un prix variant entre 3500 L.L. et 4500 L.L. alors que le prix normal est de 1800 L.L.). Un milicien oblige l’une des voitures à partir et en échange l’autre vendeur le gratifie de 500 L.L. par caisse vendue.
Au même endroit, un marchand ambulant vend son Labné (boite de 1/ 2 Kg.) à 750 L.L. (prix normal 215 L.L.) et donne 250 L.L. au milicien à côté de lui.
Les Beyrouthins s’approvisionnent en légumes, eau, et pain à l’Ouest de la ville, dans le secteur musulman et lorsqu’ils reviennent, les miliciens les obligent pour leur permettre de rentrer chez eux à payer une taxe de « péage ».
Distinguons les exemples aussi nombreux soient-ils qui attestent de la vénalité et de la brutalité de certains, de la méthode utilisée par les miliciens pour faire passer leur message : « Les nôtres ne manquent de rien, mais puisque vous êtes pour le Général, allez lui demander à manger et à boire ».
En clair : reniez Aoun car ce qui vous arrive est de sa faute, et rejoignez-nous, tout ira bien pour vous.
De tels agissements ne peuvent être le fait d’initiatives individuelles et relèvent assurément d’une décision des hauts responsables des Forces Libanaises, à preuve, le caractère systématique, et généralisé à tout le territoire contrôlé, du procédé. Mais leur calcul a échoué. Leur impopularité a grandi, ce qui les a obligés à revoir leur méthode. Et du jour au lendemain, ce comportement a disparu. L’offensive de charme à l’égard de la population a commencé à la mi-mars. Trop tard semble-t-il. Ceux qui ont manqué de pain et d’eau par leur faute ne l’oublieront pas de sitôt.
Dans les régions contrôlées par l’Armée, les témoignages des riverains quant aux pénuries de pain et d’eau, s’accordent à reconnaître les secours fournis par les soldats à la population civile.
Ceci s’explique par le prestige de l’Armée Libanaise qui, à l’encontre des Armées de certains pays, est populaire parmi les masses. Elle n’irait donc pas ternir son image dans l’esprit des citoyens par d’inutiles brimades.
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