Propos recueillis par Jérôme Gautheret – Le Monde
Professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Vincent Duclert est notamment spécialiste de l’affaire Dreyfus. Son travail sur les mobilisations intellectuelles l’a amené à s’intéresser à la question du génocide arménien, et au-delà, à la vie intellectuelle en Turquie. Il a notamment publié un ouvrage sur les engagements intellectuels turcs dans les années 2000, L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010) à travers l’étude de plusieurs pétitions emblématiques de l’évolution de la société turque, notamment celle du 15 décembre 2008 de demande de pardon aux Arméniens pour la « grande catastrophe » de 1915. La traduction de ce livre devait être publiée en Turquie par l’éditeur Ragip Zarakolu, mais celui-ci a été arrêté comme « terroriste » le 29 octobre et ses manuscrits saisis. Vincent Duclert a co-fondé avec Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan le Groupe international de travail (GIT) « Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie » (www.gitfrance.fr et www.gitinitiative.com).
>> Lire le premier et troisième volet de l’entretien.
Comment la mémoire du génocide se structure-t-elle en Turquie ?
Les principaux responsables s’enfuient en Allemagne à l’automne 1918 au moment de l’effondrement de l’Empire ottoman. S’installe un gouvernement issu de l’Entente libérale. Ses membres sont décidés à juger les responsables du génocide. Des déclarations très fortes sont posées, et des procès sont lancés. Mais cette phase de justice sera mise en échec après l’isolement progressif des libéraux face à la croisade nationaliste de Mustapha Kemal.
A l’origine, le fondateur de la Turquie nouvelle s’était montré très sévère pour les responsables de la défaite et du génocide, jugeant qu’une position claire sur le sujet pourrait permettre une paix honorable. Puis sa position évolue, parce qu’il a besoin de cadres pour son nouveau pouvoir, et parce que les prétentions territoriales des Alliés menacent la souveraineté nationale. La conquête de Smyrne par les Grecs est un point de non-retour. Dès lors, l’objectif de juger des responsables unionistes du génocide est abandonné. S’ajoutent à cela les représailles commises par les Arméniens contre les Turcs sur le front russe, point de départ de la thèse de certains négationnistes d’un génocide contre les Turcs perpétré par les Arméniens…
Comment le dispositif négationniste se met-il en place ?
Globalement, la cause des survivants arméniens disparaît de l’agenda kémaliste, au point que l’idée même de reconnaissance de l’ampleur des massacres devient un danger pour la future République. Certains députés en viennent à les justifier, comme Lire le reste de cette entrée »