« Daech, un formidable épouvantail qui permet toutes les manipulations »
Posted by jeunempl sur mars 8, 2015
La région est en proie à des conflits plus politiques que confessionnels. Explications et perspectives avec le politologue Rudolf el Kareh. Entretien.
Où va le Moyen-Orient ? Dans quelles dynamiques régionales sont intervenues les forces destructrices qui ont succédé aux « printemps arabes »? Remise en perspective historique avec le sociologue et politologue Rudolf el Kareh, professeur des universités, spécialiste du Moyen-Orient et conseiller auprès des institutions européennes.
Daech a pris son véritable essor après le départ des Américains d’Irak…
Comme par hasard. Je ne crois pas au hasard. Ce « machin » -car il n’est ni un Etat ni islamique- n’a rien à voir avec l’islam. Ses idéologues de bric et de broc en sont à vouloir réécrire le Coran, inspirés par certains prédicateurs wahhabites. Le wahhabisme, là est la matrice idéologique. Daech est apparu au moment où il y a eu une convergence d’intérêts américains (notamment au sein du Parti républicain, autour de John McCain), irakiens (du moins de certaines forces politiques liées à Ankara et à certains clans à Ryad), saoudiens et turcs. Sur sa gestation organisationnelle et idéologique, la presse anglo-saxonne a publié des enquêtes minutieuses, notamment sur la prison américaine de Baqa du temps de l’occupation directe de l’Irak. Le général Wesley Clark, l’ancien commandant en chef de l’Otan pour l’Europe de l’Ouest a dénoncé publiquement, en direct sur CNN, les collusions fondatrices, il y a trois semaines.
Quelle est la fonction de Daech dans cette dynamique de fragmentation du Moyen-Orient ?
C’est un formidable épouvantail qui permet toutes les manipulations. Ce genre d’organisation a sa logique interne mais on ne peut les comprendre sans analyser les liens qui les rattachent à des commanditaires privés ou étatiques régionaux ou internationaux. Ce sont des organisations trans-frontières, trans-institutions, transgressant tout, y compris les interdits et les tabous, mais qui agissent dans un espace déterminé à la manière – sans analogie simpliste – des sinistres « Grandes compagnies » du Moyen-Age en Europe. Si vous observez l’idéologie de ces mouvements, tout ce qui est illicite sur le plan des relations humaines devient licite dans le cadre de leurs pratiques. Il est interdit de tuer, de violer, de brûler, de démembrer, eux le font et avec plaisir. Ce qui peut fasciner, soi dit en passant, mais ce n’est pas la seule explication, des jeunes gens sans repères, ayant une vision déformée du texte religieux relayé par des prédicateurs eux-mêmes manipulés. Tout devient acceptable et licite du jour au lendemain. Ils avaient tout, des femmes, de l’argent, ils pouvaient tuer, assassiner. La manipulation est là. Derrière ce type de manipulations, il y a des politiques et il y a des commanditaires. Or le plus souvent, les grands médias focalisent sur les effets du phénomène, ce qui permet d’occulter ce qui se passe en amont, c’est-à-dire la manipulation, et donc les responsabilités politiques.
Daech ne gagne plus du terrain. Est-il, selon vous, en reflux ?
Oui, il est en perte de vitesse. Ce qui ne signifie pas qu’il ne fasse pas encore des dégâts. Lorsqu’ils sont en résorption sur le terrain, lorsqu’ils sont obligés d’abandonner des positions en raison d’échecs militaires et de contre-offensives des armées nationales irakienne et syrienne, leur vindicte se porte sur les populations civiles. Sans compter les massacres spectaculaires ou les exactions à fort potentiel émotionnel qui frappent des populations confessionnellement ciblées ou des groupes tribaux délibérément massacrés dans le cadre de stratégies planifiées. Les échecs militaires font aussi découvrir, à ceux qui ont été attirés par le mirage internet de « l’irénisme du paradis califal sur terre » que les choses sont beaucoup plus sales, viles et basses qu’ils ne les croyaient. Cela produira des effets désagrégateurs. Mais l’essentiel demeure, d’une part, l’arrêt des projets politiques régionaux de désagrégation et des stratégies agressives à l’égard de la Syrie et de l’Irak (qui ont déjà et auront directement des effets dévastateurs sur le Liban si elles se poursuivaient) et, d’autre part, un assèchement des soutiens et des bases arrières, notamment dans les pays limitrophes.
La Syrie et l’Irak peuvent-ils récupérer ces portions de leur territoire national respectif actuellement sous contrôle de Daech ?
Ils sont en train de le faire. Il y a une reprise progressive de la maîtrise du territoire national par les armées irakienne ou syrienne. Tous les jours, l’armée syrienne reconquiert des portions de territoire. Pour comprendre ce qui se passe sur le terrain, il faut lire la manière dont l’Etat syrien a protégé son territoire il a commencé par protéger les grands centres urbains et les régions rurales à forte densité de population. Une présence administrative forte a été maintenue dans les régions excentrées (y compris dans les zones tenues par les bandes armées) afin de maintenir une diversité démographique et politique sur le terrain. Une partie du territoire syrien est désertique ou se situe en zone rurale. Avec un territoire de près de 300 000 kilomètres carrés et des milliers de kilomètres de frontières, notamment avec la Turquie, il y avait des priorités. Les bandes armées se développent à partir des zones les plus fragiles du territoire, qui sont les zones frontières. Ce sont des zones les plus difficiles contrôler. Au Niger, au Nigéria, au Cameroun, c’est dans ces zones frontières que s’est développé Boko Haram. Quel Etat au monde est capable de contrôler à 100 % son territoire national ? Observez les Etats-Unis et le Mexique !
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