Entre Raï et Geagea : La fracture est profonde
Posted by jeunempl sur mars 24, 2012
L’Hebdo Magazine – Julien Abi Ramia
Mgr Béchara Raï s’est attiré les foudres de Samir Geagea sur la question syrienne. Mais derrière cette violente polémique, transparaît la méfiance du leader des Forces libanaises qui assiste à la captation politique, par le patriarche, de la voix chrétienne. A défaut d’être définitive, la fracture est profonde.
Un an après son élection, le chef de l’Eglise maronite a déjà imprimé sa marque. De son prédécesseur, il a gardé le porte-voix et l’art de prendre la lumière médiatique. Et c’est tout. Depuis sa prise de fonction, Mgr Béchara Raï a apporté un style et une feuille de route. Le style, une parole austère, posée mais sévère, sûre et intangible. Finies les digressions politiques de prêtres ambitieux. Bkerké prône un corpus et un seul, et tous ses affiliés sont sommés de le porter. Plus de place pour les basses manœuvres. L’institution est tenue, solide comme un roc. La feuille de route: refaire du Patriarcat la maison-mère de tous les chrétiens du Liban et d’Orient. Désormais, il est le premier défenseur de la communauté. Les conflits entre ses fils se règlent sous son égide. Redonner à l’Eglise le lustre de sa puissance. Ses terres, ses écoles et ses associations font d’elle une actrice incontournable de la société libanaise. Sous la direction du patriarche, Bkerké est redevenue une entité omnisciente. De sorte que celui qui s’en écarte en porte l’entière responsabilité.
L’objet du scandale
Le 4 mars dernier, dans une interview accordée à l’agence Reuters, le patriarche déclare que «la Syrie est la dictature de la région la plus proche de la démocratie». Au cours des trois jours qui ont suivi, le secrétaire général du 14 mars, Farès Souhaid, ainsi que quelques députés, ont vertement répliqué. Samir Geagea, lui, ne s’est exprimé que le 8, à Baabda. Au cours d’un dîner auquel les maires et les conseillers municipaux du caza étaient conviés, le leader des Forces libanaises a répondu ceci: «Si la Syrie est le pays le plus démocratique dans la région, alors nous devons plier bagage et la quitter». Dans son allocution, il ne cite pas le nom du patriarche.
Il le fera le 12, dans une interview accordée à MTV. Cette fois, le ton n’est plus sarcastique. Les mots sont tranchants. Il s’agit d’une «position injustifiable» qui place Bkerké «à pied d’égalité avec Wiam Wahhab, Fayez Chokr, la Russie et la Chine. Je ne me reconnais pas dans ces déclarations et je ne peux en être fier, indépendamment de toutes les explications qui peuvent les sous-tendre». Selon lui, les déclarations de Mgr Raï contredisent «les prises de position de 90% des personnes et des puissances dans le monde, y compris le Vatican».
La première bombe est lâchée. Ainsi donc, le patriarche maronite trahirait la parole du Vatican. Pour appuyer son propos, il citera notamment des sermons du pape Benoît XVI qui appelait, le 5 février, «le gouvernement syrien à reconnaître les revendications légitimes de son peuple».
Séparation forcée
En réalité, le patriarche et les pontes vaticanes portent la même parole. Le 14 mars, Mgr Jean-Louis Tauran, responsable du dialogue interreligieux auprès du Saint-Siège, est interviewé sur al-Jazeera. Voilà ce qu’il dit: «Les aspirations, nées chez des jeunes en recherche de dignité, de liberté et de travail, sont bonnes et partagées, tant par les chrétiens que par les musulmans. Mais nous espérons que ce Printemps conduira à l’été et non à l’hiver. Le Vatican n’a ni espoir ni crainte». Le lendemain, le souverain pontife reçoit à Rome le patriarche Grégoire III Laham, chef de l’Eglise grecque-melkite, qui lui a expliqué que «le monde arabe est divisé et le résultat de cette division est appelé Printemps arabe».
Alors que de nombreuses chancelleries ont rappelé leurs ambassadeurs en Syrie, celui du Vatican, Mario Zenari, est encore sur place. Par ailleurs, dans son interview à l’agence Reuters, Mgr Béchara Raï déclare ne pas vouloir qu’on le comprenne comme s’il soutenait le régime syrien. Samir Geagea lance alors sa deuxième bombe. «Le patriarche Raï, par ses propos, met tous les chrétiens de la région en danger, en les plaçant à contre-courant de la majorité». Cette fois, le chef des FL le nomme. La rupture est consommée. Non seulement Mgr Raï est un dissident, mais en plus, il met en danger les chrétiens. Les précédents Méouchi-Chamoun, Khreich-Gemayel et Sfeir-Aoun ont été l’occasion de sévères empoignades, mais jamais pareille attaque aussi dévastatrice n’avait été lancée contre le maître de Bkerké. Le patriarche a répondu, qualifiant Samir Geagea d’«ignorant».
S’ils regrettent Nasrallah Sfeir aujourd’hui, les Forces libanaises ont à l’égard du patriarche une extrême méfiance. Déjà, lorsque Raï avait tenu les mêmes propos à Paris, en septembre dernier, la levée de boucliers avait été violente. Et depuis, les relations distendues entre Bkerké et Maarab s’en ressentent. Les signes ne trompent pas. Le vice-président du parti, Georges Adwan, habituel visiteur du dimanche à l’époque du prédécesseur, se rend de moins en moins à Bkerké. En début d’année, des militants FL de Halat ont publiquement protesté contre l’intronisation du nouvel évêque du diocèse maronite de Jbeil, Michel Aoun.
Mais, depuis deux semaines, le stade des mouvements d’humeur a été dépassé. La semaine dernière, le patriarche a effectué sa première tournée des pays arabes en se rendant notamment au Qatar, le pays du Golfe le plus accueillant pour les 30000 chrétiens qui y vivent et peuvent prier. Du dîner organisé à Doha par la communauté libanaise, se sont décommandés cinquante partisans des FL. Les instructions venaient de Maarab. Les aounistes, les Marada, des non-encartés et les phalangistes y ont assisté. S’affrontent désormais au grand jour deux conceptions du «maronitisme».
Légitimité chrétienne
Petit retour sur images. Lorsqu’en 2000, sous la présidence du patriarche Sfeir, le Conseil des évêques maronites lance son appel au retrait des forces syriennes, l’Eglise maronite s’aligne sur un conglomérat de partis qui s’opposent au pouvoir en place, proche de Damas. C’est Bkerké qui crée le rassemblement politique de Kornet Chehwan. Sur sa lancée, en 2005, l’Eglise accompagne le mouvement de libération de la révolution du Cèdre. Sur la question syrienne, c’est en somme ce que voudrait aujourd’hui le leader des Forces libanaises qui a toujours compté, depuis sa libération, sur la caution du patriarcat. Lorsque le pôle chrétien du 14 mars a vu partir le CPL, le patriarche Sfeir est tout de même resté dans l’orbite de la coalition qui a récupéré le pouvoir.
Prenant acte de la situation politique chrétienne, Mgr Béchara Raï a donné une nouvelle direction à l’Eglise. Le Vatican est une autorité spirituelle et légitimiste. Il ne fait pas de politique. C’est une différence que l’on pourrait faire entre Jean-Paul II, qui a lutté contre l’empire communiste, et son successeur Benoît XVI, qui doit œuvrer dans un monde de crises multipolaires. Autre différence, cette fois d’ordre géostratégique. Dans sa réponse à Samir Geagea, Béchara Raï a parlé de «prophétie». Le Saint-Siège, légitimiste, ne fait pas de pari sur le futur. Il s’intéresse au présent et aux risques qu’encourent les chrétiens dans les pays qui ont fait leur Printemps. Il s’appuie sur les leçons du passé. La situation des chrétiens en Irak qui ont émigré vers l’Egypte, où ils sont confinés, interpelle. Comme le Vatican, le patriarche Raï appelle à la prudence.
Puis, en dessous, il y a les calculs politiques. Le réseau associatif et médiatique des Forces libanaises est en crise. En face, l’institution ecclésiale se réorganise. Le patriarche a ainsi créé une quinzaine de départements administratifs ayant trait aux écoles, aux affaires ecclésiales et aux relations politico-diplomatiques. L’Eglise veut centraliser autour d’elle la communauté. Geagea, qui pouvait compter à une époque récente, sur un réseau d’hommes d’Eglise sur l’ensemble du territoire libanais, doit réviser sa stratégie politique.
Aujourd’hui, des médiations sont en cours pour pacifier les relations entre Bkerké et Maarab. Les Forces libanaises sont engagées dans plusieurs commissions d’études lancées par le patriarcat, dont celle de la loi électorale qui doit avoir lieu le 3 avril prochain. La question de leur participation est clairement posée. Dimanche, se tiendra à Bkerké un sommet spirituel islamo-chrétien en présence des différents chefs religieux du pays. Un appel au dialogue y sera lancé.
Les soutiens du patriarche
Dans cette polémique, Mgr Béchara Raï a bénéficié du soutien de plusieurs personnalités chrétiennes de premier plan. Le président de la République, Michel Sleiman, a salué sa «défense de la présence des chrétiens dans la région, et celle de la démocratie, loin de la violence et de l’extrémisme».
Le leader du CPL, Michel Aoun a, quant à lui, condamné une «inacceptable insulte personnelle». Geagea a rétorqué que le général «n’avait pas le droit de parler de politesse, surtout lorsqu’il s’agit du patriarche».
A noter que le Rassemblement des chrétiens indépendants (RCI) a dénoncé «la charge concertée, au Liban et à l’étranger, dont sont victimes les patriarches chrétiens, notamment Béchara Raï».
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