C’était au temps où le Liban rêvait de conquête des étoiles
Posted by jeunempl sur mai 4, 2011
Qui se souvient des fusées spatiales libanaises ? Il y a deux ans, comme la plupart de leurs congénères, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, le couple de plasticiens-cinéastes qui s’est fait connaître pour avoir filmé Catherine Deneuve sur la frontière israélienne dans Je veux voir (2008), n’avaient jamais entendu parler de ces engins. Aujourd’hui, ils terminent un documentaire sur le programme spatial qui les fit naître au début des années 1960. Son titre : Une fusée dans l’espace, l’étrange aventure de la conquête spatiale libanaise.
L’histoire est étrange en effet, et passionnante. Elle renvoie à une époque lointaine, pleine d’espoir, celle du panarabisme triomphant, quand la croyance dans la science, dans le progrès, dans la solidarité tiers-mondiste, animait le monde en général, et le monde arabe en particulier. « C’était un moment où l’on pouvait croire dans le changement social, soutient Khalil Joreige. Nous, nous avons hérité d’une autre société. »
Sous la houlette du scientifique Manoug Manougian, un Arménien né en Israël, une équipe de chercheurs de l’université Haigazian de Beyrouth a fait évoluer ses recherches sur la trajectoire vers un programme spatial. « C’étaient des rêveurs », estime Joana Hadjithomas. Après des débuts très artisanaux, les rapides succès de l’entreprise attirent l’attention de l’armée, puis de la nation entière, qui suit, galvanisée, les progrès de cette première fusée du monde arabe.
Peints en rouge, décorés d’un cèdre, les engins, dont les plus puissants atteignent Chypre, sont lancés le jour de la Fête de l’indépendance. Ils montent à la « une » des journaux, créent l’événement à la télévision. Le programme fait la fierté du pays jusqu’en 1967, quand les scientifiques de l’université Haigazian sont sur le point de créer un satellite.
Ce programme est arrêté net après la défaite arabe contre Israël, à la suite de « pressions internationales ». Le panarabisme a entamé son déclin. La radicalisation contre l’Occident et le communautarisme ont pris le relais. Le monde arabe a changé de visage. Et si le programme avait continué ? La question sera posée dans le film à travers une petite uchronie en dessin animé.
A en croire Hadjithomas et Joreige, cette histoire de fusée a été largement oubliée. C’est un timbre qui a attiré leur attention, dans un livre de la Fondation arabe pour l’image, cette institution de Beyrouth qui archive depuis des années la mémoire visuelle du monde arabe. La fusée au Cèdre y était représentée. Le couple, dont le travail se concentre sur des questions ayant trait à l’effacement de la mémoire, aux images latentes, fait des recherches et s’immerge peu à peu dans cette folle histoire. Ils en rencontrent presque tous les protagonistes. Le principal, Manoug Manougian, a aujourd’hui 92 ans. Il vit à Tampa, en Floride, et a conservé toute la mémoire de l’aventure : écrits, dessins, photos, et surtout des films.
A elles seules, ces archives filmées feraient un documentaire passionnant. Tournées par des amateurs, elles rappellent les balbutiements du cinéma. Les opérateurs ne s’arrêtaient pas au décollage de la fusée, qu’ils rataient le plus souvent. Leur caméra en suivait la trace nuageuse dans le ciel, ce qui donne à ces images scientifiques une dimension poétique inattendue. Elles sont drôles : lors de ces premiers lancements, surtout destinés à tester le combustible, les fusées n’étaient rien de plus que de gros pétards.
On est d’autant plus surpris de voir les projectiles se développer pour ressembler à de véritables fusées, les journalistes se presser de plus en plus nombreux, et les militaires occuper de plus en plus d’espace jusqu’à pratiquement occulter les scientifiques.
Près d’un demi-siècle après, Joreige et Hadjithomas ont à leur tour fait construire une fusée, réplique exacte d’un des prototypes réalisés à l’époque. Ils lui ont fait traverser Beyrouth en camion, le nez pointé vers le ciel. « A Beyrouth, un tel objet est nécessairement pris pour un missile », explique Khalil Joreige, qui veut voir dans cette action une manière d’étendre les limites du territoire de l’art. Les images de la traversée figureront dans le film, ainsi que celles du périple des auteurs pour obtenir les autorisations et rassurer les pays voisins, Israël en particulier, sur la nature artistique et non belliqueuse de l’oeuvre.
Lancé en 2010, avant le coup d’envoi du printemps arabe, « le film a radicalement changé de couleur » sous son influence. Dans la salle de montage, des échos inattendus résonnent entre l’époque actuelle et les années 1960, dont on pensait l’esprit mort à jamais. « Il y avait alors cette idée que le Liban était connecté au reste du monde, à la recherche mondiale, estime Joana Hadjithomas. Les gens ne se disaient pas que les choses étaient impossibles. Aujourd’hui, le rêve gagne à nouveau la rue arabe.
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