Syrie : Les minorités ont peur
Posted by jeunempl sur avril 30, 2011
Talal el-Atrache – L’Hebdo Magazine
Alors que les manifestations se propagent graduellement en Syrie, les minorités religieuses se cantonnent dans le domaine politique, évitant de prendre part à ce soulèvement sans précédent dans l’histoire moderne du pays. Chrétiens, druzes et alaouites, ismaéliens et chiites adhèrent aux revendications démocratiques, tout en préconisant une solution politique à travers un dialogue national. Entre-temps, la peur s’installe.
Les réformes annoncées par le président Bachar el-Assad n’ont pas suffi à apaiser les tensions et à convaincre les contestataires. Une partie des manifestants qui exigeaient des réformes démocratiques ont poussé d’un cran leurs revendications et appellent désormais à la chute du régime. Le pouvoir, pour sa part, semble déterminé à mater par la force ce soulèvement populaire, derrière lequel il voit la main des islamistes. Depuis une semaine, l’armée et les troupes d’élite de la Garde républicaine érigent des barrages militaires sur les principaux axes routiers du pays et à l’entrée de chaque ville. Les régions les plus concernées par le soulèvement, notamment la province de Deraa, les villes de Banias et de Homs, ainsi que la banlieue nord de Damas sont investies par l’armée. Des milliers de soldats appuyés par des chars passent à l’offensive et ratissent les principaux centres de contestation. Les mosquées ainsi que les maisons sont fouillées, des centaines de personnes sont arrêtées, dont les membres des comités qui organisent les manifestations.
La population, pour sa part, semble divisée. Si la nécessité de réformer de fond en comble le système politique fait l’unanimité des Syriens, il ne va pas de même en ce qui a trait aux manifestations, qui restent centrées en grande partie autour des mosquées et culminent après les prières et les sermons du vendredi. Dans ce pays régi par une main de fer, les mosquées représentent pour les uns le seul lieu de rassemblement et un efficace instrument de mobilisation. Pour les autres, il s’agit d’un lieu de culte sélectif, qui ne peut rassembler les différentes composantes de la population. Certains intellectuels, à l’instar du poète Adonis, ont été violemment critiqués pour avoir soulevé ce point. Et pourtant, cinq semaines après le début du mouvement populaire, les manifestants n’ont toujours pas réussi à entraîner les minorités religieuses, qui représentent près de 30% de la population syrienne.
Ces minorités, notamment alaouites, chrétiennes, druzes, ismaéliennes et chiites, ne sont pas descendues dans la rue, à quelques exceptions près. Plusieurs facteurs expliquent leurs réticences, notamment l’absence de toute alternative capable de maintenir l’ordre et de garantir l’unité du pays en cas de renversement du régime, ainsi que la crainte d’un dérapage vers un conflit inter-religieux instrumentalisé par les puissances régionales. Ces inquiétudes varient d’une communauté à l’autre, selon leur spécificité et leur situation sociopolitique.
Les alaouites ont peur de perdre le pouvoir
Les alaouites représentent 12% de la population syrienne, soit 2,6 millions de personnes. Opprimés de tout temps, historiquement isolés dans les montagnes côtières, marginalisés et vivant à la merci des féodaux des provinces centrales de Homs et de Hama, les alaouites ont bénéficié du coup d’Etat mené par Hafez el-Assad en 1970, qui favorisa le développement de la campagne. Bien que de formation et d’orientation résolument laïques et nationalistes arabes, Hafez el-Assad nomme des membres de cette communauté aux postes-clés de l’armée et des services de renseignement, véritable colonne vertébrale du régime. Pour la première fois de l’histoire du pays, les zones rurales et les régions alaouites, historiquement délaissées par les Ottomans et les gouvernements syriens successifs, font l’objet d’un véritable plan de développement économique (notamment agricole) et social. Cependant, avec le chômage qui touche les zones du littoral, les emplois mal rémunérés qu’ils occupent aussi bien dans l’armée que dans la fonction publique, la relative pauvreté qui frappe en général leur communauté, les alaouites ne sont nullement les grands bénéficiaires du régime.
Toutefois, la crainte que suscite un éventuel changement de régime, l’incertitude quant à l’avenir de la communauté et les risques d’une dé-baassification à l’irakienne qui toucherait les alaouites employés au sein des forces armées et de l’administration, hante leurs dirigeants et dignitaires, qui évitent de s’exprimer sur ce sujet. La crainte de l’ouverture de dossiers judiciaires liés à la corruption et aux exactions des quatre dernières décennies, fait planer le spectre de la vindicte qui pourrait s’abattre sur eux, notamment si les islamistes accédaient au pouvoir. Dans les années 1980, les Frères musulmans n’avaient pas hésité à reprendre une fatwa d’Ibn Taymiya du XIVe siècle, selon laquelle les alaouites sont «plus infidèles que les juifs et les chrétiens, plus infidèles même que bien des idolâtres… ils ont fait plus de mal à la religion de Mahomet que les infidèles belligérants, francs, turcs et autres… Contre eux la guerre sainte est agréable à Dieu».
Même si la population syrienne se distingue par sa relative modération et sa tolérance, les alaouites craignent d’être marginalisés, voire opprimés, d’autant plus qu’aucun débat sérieux n’a jamais mentionné le sort qui serait réservé à la communauté dans l’ère post-Assad. Cette question n’a guère été soulevée par l’opposition, dont la faiblesse et la désorganisation ne permettent pas de traiter de tels sujets. Dans le cas peu probable d’un effondrement du régime syrien, les alaouites seraient tentés et capables de se replier militairement dans les provinces côtières de Lattaquié et Tartous, sans jamais céder l’administration de leurs zones à l’autorité de Damas.
Il serait naïf de croire en un renversement pacifique du régime syrien, sans effusion de sang et une guerre inter-religieuse qui se solderait par des replis communautaires destructeurs. C’est ce qui explique en grande partie la réticence de la population alaouite à participer aux manifestations, notamment après les prières du vendredi. En revanche, aucune évolution et transition vers la démocratie n’est possible sans la participation des alaouites.
Les chrétiens et la transition graduelle
«La plupart des chrétiens craignent l’arrivée ou même la participation des islamistes au pouvoir, qui aurait des répercussions négatives sur les minorités», estime le père Rami Elias, directeur du Centre de formation catéchétique de Damas. «Ils craignent d’être marginalisés, voire même opprimés. Les chrétiens sont favorables aux réformes annoncées par le président. Ils rejettent aussi bien la violence que l’autoritarisme», souligne-t-il, tout en insistant sur la nécessité de mettre en œuvre les réformes promises par le pouvoir, comme seule voie de salut. Du siège du patriarcat catholique, situé au cœur de la vieille ville de Damas, père Rami Elias contemple le plus ancien quartier chrétien de la planète, là où saint Paul se convertit au christianisme il y a exactement 2002 ans. Les chrétiens représentent presque 10% de la population syrienne, soit près de 2,3 millions d’habitants.
«La plupart des Syriens veulent des réformes démocratiques, mais seule une minorité réclame la chute du régime qui, si elle venait à se produire, jetterait le pays tout entier dans le chaos et dans le sang, car la Syrie est un pays beaucoup plus diversifié que le Liban aussi bien sur le plan religieux qu’ethnique. Nous préconisons un changement graduel et pacifique, loin de la violence et de l’usage de la force», affirme cet apôtre du dialogue islamo-chrétien.
Père Paolo Dall’Oglio est un fin connaisseur de la Syrie et de sa population. D’origine italienne, il maîtrise la langue arabe à la perfection. Ordonné prêtre dans le rite syriaque-catholique, il s’installe en Syrie en 1982 où il découvre Deir Mar Moussa, un monastère vieux de 1500 ans, abandonné en plein désert à l’est de la ville méridionale de Nebek. Il rebâtit le monastère et fonde la communauté monastique de Deir Mar Moussa, dédiée au dialogue islamo-chrétien. Au fil des ans, la communauté, mixte et œcuménique, devient une référence dans la région, car elle accueille des milliers de musulmans ainsi que des visiteurs de toutes nationalités et regroupe tous les ans les représentants des confessions syriennes autour d’une table ronde. «Parmi les chrétiens en Syrie, il y a toujours eu une tendance majoritaire qui craint tout changement du système actuel et du caractère séculier de l’Etat, garanti par l’idéologie du parti Baas et par la présidence de la République», affirme père Paolo. «Le régime actuel a assuré aux chrétiens la stabilité et la continuité dont ils ont besoin.
Les minorités en Syrie, autant chrétiennes que chiites, craignent l’établissement d’une dictature de la majorité sunnite. Les élites politiques pro-démocratiques partagent ces craintes au moment même où ils demandent le changement. Cependant, une autre partie des chrétiens sont favorables aux réformes car ils estiment que la population syrienne est mûre pour la démocratie. Ils accordent la priorité aux droits de l’Homme. Il s’agit de gens cultivés, qui ont souvent voyagé à l’étranger et sont en phase avec l’évolution de la pensée chrétienne qui privilégie l’individu et les droits individuels par rapport aux intérêts communautaires», précise Paolo Dall’Oglio. Mais selon lui, «il est évident que sans sécurité dans la rue et dans les villes, les chrétiens ne pourront pas rester. L’exemple de l’Irak est révélateur à cet égard. La priorité est accordée à la sécurité. C’est-à-dire que les chrétiens sont prêts à sacrifier la démocratie pour garantir la sécurité. Ils favorisent la stabilité à la démocratie».
Reprenant les réserves émises par le poète Adonis, relatives au regroupement des manifestants autour des mosquées, père Rami Elias rappelle que «partout dans le monde, les révolutions populaires s’effectuent dans des lieux publics neutres et les universités, et non dans des lieux de culte. Les contestataires n’arrivent pas à mobiliser les foules dans les lieux publics neutres. Si ceux qui réclament aujourd’hui la démocratie venaient à prendre le pouvoir, seraient-ils démocrates? Veulent-ils gouverner à travers la loi civile ou avec des lois théocratiques sélectives? Veulent-ils changer pour changer ou envisagent-ils une véritable démocratie laïque et pluraliste? Ces questions méritent d’être posées, car la situation est volatile et tous les scénarios sont envisageables. D’autant plus que depuis l’annonce des réformes, les manifestations ont augmenté et exigent maintenant la chute pure et simple du régime». Quant à la participation des chrétiens aux manifestations, il avoue ne pas connaître l’ampleur de ce phénomène. «Une chose est sûre: il n’y a pas de manifestations qui sortent des églises les dimanches, ni même à l’occasion des festivités et cérémonies religieuses. Cela ne fait pas partie de nos traditions, car notre objectif ne consiste pas à former une force politique. Tout ce qu’on veut, c’est être reconnus et garantir nos droits civiques, civils et religieux».
Les druzes pour la société civile
«Les druzes ont leurs propres spécificités religieuses. Leurs enseignements sont basés sur le respect de l’être humain, la liberté et la tolérance vis-à-vis des autres croyances et idéologies. Ils se méfient par conséquent des courants politico-religieux qui adhèrent au takfirisme, qui consiste à considérer l’autre comme un apostat et une cible légitime», déclare Hammoud Hinnawi, le chef spirituel de la communauté druze de Syrie (cheikh akl). «Nos relations avec notre environnement sont basées sur le respect mutuel. C’est dire d’emblée que les druzes s’opposent au sectarisme religieux, à la discrimination religieuse et à l’utilisation de la religion dans le domaine politique. Si les idéologies religieuses discriminatoires venaient à être appliquées, elles aboutiraient à l’implosion de la société syrienne sur les plans politiques, économiques, sociales et administratifs. C’est l’une des raisons pour laquelle les druzes adhèrent à l’appel de leurs compatriotes syriens en faveur de réformes démocratiques graduelles destinées à renforcer les institutions du pays et la société civile, et par conséquent à renforcer le laïcisme et la notion de citoyenneté. Telle est la véritable garantie de stabilité et d’épanouissement des minorités religieuses qui sont souvent enclines à se replier et à s’isoler en temps de guerre ou d’instabilité. Mais paradoxalement, de tels replis identitaires les fragilisent et les rendent vulnérables», affirme cheikh Hinnawi, tout en rappelant que c’est le laïcisme préconisé par les révolutionnaires druzes qui a permis d’unifier la société syrienne lors du mandat français.
«La situation que traverse le pays exige de tous les Syriens d’être très consciencieux afin d’éviter tout dérapage vers le confessionnalisme qui constituerait une menace aux minorités religieuses et ethniques, et par conséquent, à la population syrienne dans son ensemble. L’Etat a un rôle important à jouer et doit impérativement et sérieusement mettre en œuvre des réformes qui assurent la sécurité, l’unité et le développement du pays. Cela ne passe pas par le renversement du régime et le démantèlement de l’Etat, mais par un véritable dialogue national et par une refonte du paysage politique afin d’aboutir à une démocratie participative. L’Etat doit aussi réviser sa politique économique qui a approfondi le fossé entre les classes sociales. Il lui incombe d’assurer une meilleure redistribution des richesses tout en maintenant le rôle régulateur de l’Etat en faveur des couches les plus défavorisées. Cela concerne directement le secteur public, notamment l’Education et la Santé, la refonte du système fiscal entamé en vertu de la libéralisation, ainsi qu’un rééquilibrage des prix à travers le rétablissement des subventions à l’électricité, les carburants et les aliments de premières nécessités. Le citoyen syrien, qu’il soit sunnite, chiite, chrétien, druze, alaouite, arabe ou kurde, a le droit de vivre décemment et en toute dignité. L’intérêt national supérieur doit être la priorité», conclut cheikh Hammoud Hinnawi.
Assad a un rôle à jouer
Père Paolo Dall’Oglio estime que« le président Bachar el-Assad peut et doit assurer une transition graduelle et pacifique vers la démocratie. Dans son dernier discours, Assad a insisté sur la nécessité d’entamer un véritable dialogue national qui engloberait toutes les composantes de la société syrienne. Je le crois! Il doit se mettre à la tête du mouvement car l’alternative serait une Syrie nord-coréenne. S’il est vrai que l’Etat doit assurer une sécurité inconditionnelle afin de ne pas sombrer dans l’anarchie, il doit toutefois être en mesure de garantir une liberté de presse complète et indispensable à l’ouverture d’un véritable dialogue au sens large du terme, et sans détours».
Quant aux minorités, il souligne qu’elles sont actuellement «protégées par les services de la sécurité nationale et le parti. La question qui se pose est de savoir qui assurera leur protection dans la phase de transition. Les Syriens veulent un pays uni et fort, pas des cantons comme au Liban. Ils ont su faire preuve de beaucoup de patience à cause de leur attachement à leur unité nationale. Il faut maintenant élaborer un mécanisme capable d’assurer la stabilité et l’épanouissement des minorités, qui leur permettra de participer pleinement à la vie politique et sociale».
Pour ce religieux italien, titulaire d’un doctorat en dialogue inter-religieux, «l’administration politique syrienne a besoin d’une décentralisation qui garantisse une véritable représentativité de la population locale, notamment dans les régions où existent des particularités religieuses et linguistiques. Ce système ne doit pas faire figure d’une cantonnisation ou d’un fédéralisme, mais d’une démocratie authentique où les électeurs pourront choisir leurs propres administrateurs locaux, y compris le gouverneur (chef de département). L’essentiel est d’assurer le non-confessionnalisme de la vie politique. Certes, Il ne s’agit pas d’une laïcité calquée sur le modèle occidental. Les Syriens forment une société massivement religieuse et donc l’harmonie de la société se réalise aussi à travers le dialogue inter-religieux, et nous sommes prêts à y participer!».
Les alaouites de Syrie
Les alaouites sont estimés à près de 2,6 millions sur une population de 22 millions. Originaires des montagnes du littoral syrien, ils habitent également avec les sunnites et les chrétiens les provinces côtières de Lattaquié et de Tartous, mais aussi à Homs et à Hama. Depuis l’avènement de la Syrie moderne, l’arrivée de Hafez el-Assad au pouvoir et le début de l’exode rural, près de 350000 alaouites se sont implantés à Damas, capitale du pays et ville cosmopolite par excellence.
Tout comme les druzes, les alaouites ont rejeté l’Etat communautaire alaouite dans lequel les avait confinés le mandat français lors du partage de la Syrie, en 1919. La révolte armée de cheikh Saleh el-Ali incarne l’affirmation identitaire et culturelle arabe de cette communauté. Si la création du Grand-Liban et de l’Etat des alaouites a isolé Damas et Alep au début des années 1920, du littoral maritime, le rattachement de cette côte nordique à la patrie mère a réparé ce handicap. Un large débouché de 180 km, sur la Méditerranée, une région vitale pour l’économie nationale.
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